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SAINT BONAVENTURE ET LA LECTURE DU MONDE Bonaventure2S2.jpg

COMME IMAGE DE DIEU

 Dans cette suite de méditations sur François d 'Assise et sa spiritualité, émerge la figure de saint Bonaventure, considéré comme le deuxième fondateur de l’ Ordre Franciscain, le théologien le plus représentatif de la pensée franciscaine et l 'un des plus grands mystiques du Xllle siècle.Il semble un peu oublié des chrétiens contemporains, et pourtant, les Parisiens surtout, devraient conserver pieusement son souvenir, car il illustra la ville de Paris par sa présence, par son savoir et son enseignement universitaire, par sa prédication, par ses fonctions ecclésiales, par sa prière et sa contemplation mystique... Cela se passait exactement durant le règne du Roi Louis IX, saint Louis dont il fut l 'ami. C'est d ailleurs à sa demande que le Pape Grégoire X ouvrit le procès de canonisation du Roi.

                                   L'HOMME ET LE SAINT                                    

            Saint Bonaventure résida à Paris depuis son entrée à l'Université (vers 1236), à l'âge de 17 ans, jusqu'à sa mort en 1274. En fait il mourut à Lyon durant le Concile œcuménique où comme Cardinal d'Albano il joua un grand rôle. Les Lyonnais lui ont construit une très belle église gothique, au centre de leur ville et célèbrent chaque année sa fête.

            Bonaventure était un surnom, il s'appelait Jean Fidenza et venait d'une petite cité italienne de la province de Viterbe : Bagnoreggio. Son père médecin l'avait envoyé étudier à l'université de Paris, encore récente, mais déjà fameuse dans toute la chrétienté.

            Lorsqu'il arrive à Paris en 1236, l'université vient d'être le théâtre d'un événement insolite : le maître le plus célèbre de la faculté de théologie, âgé de 55 ans, au faîte des honneurs et de la richesse, vient de tout abandonner pour entrer chez les Frères Mineurs, disciples du Petit Pauvre d'Assise. Il s'agit de l'Anglais Alexandre de Halès. Il abandonne richesses et honneurs, mais il conserve sa chaire d'enseignement qu'il transporte au cloître des Mineurs, ouvrant à ses frères les chaires de l'Université. 

Ayant conquis la maîtrise es arts, le jeune Bonaventure impressionné par la conversion d'Alexandre de Halès, entre à son tour  chez les Frères Mineurs. Il a environ 22 ans, c'est l'année de la construction de la Sainte Chapelle. Il entre aussi en théologie, avec des maîtres éminents comme Alexandre de Halès et Eudes Rigaud, ami du roi qui sera archevêque de Rouen. Un autre Italien du même âge suit les mêmes études de théologie, mais au cloître des Prêcheurs : I'Italien Thomas d'Aquin. A l'issue de ses études,  Bonaventure devient maître-régent, enseigne à son tour, avec grand succès, et commence une importante production littéraire : ses  cours, ses conférences, des commentaires bibliques, des traités de spiritualité, en y ajoutant les œuvres destinées à l'Ordre franciscain et quelques opuscules de théologie mystique, des lettres et des poèmes...,  ses œuvres complètes remplissent dix gros in-folio en édition moderne.

LE MINISTRE GÉNÉRAL

             En 1257, âgé de 36 ans, il est choisi par ses frères et par le Pape Alexandre IV comme ministre général de l'Ordre franciscain, septième successeur de François d'Assise. La tâche est redoutable !  L'Ordre, fondé en 1209 compte alors 35.000 frères ! Depuis la  mort de François, c'est un accroissement annuel d'environ 500 religieux, désormais présents dans toute l'Europe et dans le Proche-Orient.

             Un pareil accroissement, une pareille expansion posaient d'énormes problèmes à l'Ordre, à l'Eglise, aux évêques..En tout cas, le style de la fraternité primitive des pénitents d'Assise est bien loin. Il a fallu organiser, ajouter à la Règle de François des Constitutions qui réglementent le fonctionnement d'un grand ordre présent dans toute la chrétienté, et récemment lancé sur les routes de l'Orient, pour l'évangélisation du monde musulman et des Mongols.

            Au lieu des petites cabanes de la plaine d'Assise ou des ermitages des Apennins, on construit partout de grands couvents : le roi Louis IX donne des subsides pour construire le grand couvent du quartier latin, sur des terrains de l'abbaye Saint-Germain-des prés, à l'emplacement de l'Ecole de Médecine. Les villes de France s'ornent de ces grands couvents du XIII' siècle dont quelques uns subsistent jusqu'à nos jours. Les papes font de plus en plus souvent appel aux nouveaux ordres religieux, Mineurs et Prêcheurs pour les missions de prédication et d'évangélisation, mais en contre partie exigent que soient donnée à leurs frères une solide formation théologique. Bonaventure, maître de l'université, fait du grand couvent de Paris le modèle des couvents d'études de l'Ordre.

            Sa responsabilité de ministre général l'oblige à quitter souvent la ville de Paris pour aller visiter ses frères, présider des chapitres provinciaux et généraux, répondre aux appels des papes, à Rome ou à Viterbe. Il est auprès d'eux un conseiller très écouté. On le trouve dans les principales villes de France : Toulouse, Marseille, Lyon, Narbonne, Rouen ; en Italie : à Naples, Assise ou Florence ; en Espagne, à Barcelone ; en Flandres, en Allemagne, en Angleterre où le Pape Clément IV lui confie une mission délicate.

            Au retour de cette mission, Clément IV le nomme archevêque d'York, mais Bonaventure décline cet honneur. Il est alors trop engagé dans la lutte entre les maîtres séculiers et les réguliers pour abandonner la charge de ministre général. Il revient donc à Paris. Quand il se trouve dans la capitale, il prêche souvent dans les paroisses de la ville, dans les assemblées de l'université, dans les églises des couvents parisiens des divers ordres religieux. Nous possédons encore une trentaine de sermons prêchés à la Cour, devant le roi, la reine-mère.  ll prêche aussi dans le monastère de Longchamp dont l'abbesse est la propre sœur du roi, la bienheureuse Isabelle de France.

UN SAINT ET UN APÔTRE

Le succès de sa prédication n'est pas dû à la position qu'il occupe, à la tête de l'Ordre Franciscain, mais on reconnaît unanimement ses qualités, sa bonté, son humilité, la profondeur de sa doctrine spirituelle et la chaleur de son affection pour le Christ, pour l'Eglise, pour saint François d'Assise. Sa prière est impressionnante : tout le monde reconnaît en lui un grand spirituel, un contemplatif et un mystique.

          La réussite de ce chrétien, c'est d'avoir su réaliser un très rare équilibre entre la vie contemplative du religieux, la recherche et  I'enseignement du théologien, I'activité débordante du responsable d'un grand ordre, I'humilité dans la fréquentation des plus petits de ses frères et dans l'estime des grands de ce monde.

             Lorsque les envoyés du pape Grégoire X vinrent lui apprendre sa nomination comme évêque d'Albano et lui apporter le chapeau de cardinal, il était en train de laver la vaisselle et il pria très simplement les dignes ecclésiastiques d'attendre qu'il ait achevé son office. Le Pape Grégoire X l'associa à la préparation du 2e Concile œcuménique de Lyon, dans lequel il joua un certain rôle et à l'issue duquel il mourut, assisté par le Pape. Le chroniqueur officiel du Concile écrivit :

                       «Le Dimanche 15 juillet 1274, à une heure matinale mourut frère Bonaventure, d 'illustre mémoire, évêque d 'Albano, homme éminent par sa science et son éloquence, illustre par la sainteté de sa vie, la chaleur de ses affections et l 'excellence de sa conduite. Homme bon, pieux, miséricordieux, plein de vertus, aimé de Dieu et des hommes..Le Seigneur lui avait accordé cette grâce que quiconque le voyait, se sentait aussitôt pris pour lui de la plus cordiale amitié. »                                                              

LE THÉOLOGIEN ET LE SPIRITUEL                                               

 Quoique très différent du Poverello d'Assise, Bonaventure lui vouait un culte affectueux. Il s'est efforcé durant toute sa vie de comprendre François et de proposer le message spirituel d'Assise à tous les frères d'abord, et à tous ceux qui ont suivi son enseignement et sa prédication. L'historien de la philosophie médiévale, Etienne Gilson disait plaisamment qu'en lisant saint Bonaventure, on avait l'impression d'un saint François qui s'oublierait à philosopher.

       Trois grands thèmes chrétiens vont permettre à Bonaventure d'organiser sa théologie dans une vaste et séduisante synthèse :                      

La théologie trinitaire, le christocentrisme, c'est-à dire la place centrale du Christ dans la spiritualité chrétienne, et la vision ou la lecture chrétienne du monde, comme reflet expressif de la Trinité créatrice.

            La spiritualité de Bonaventure coïncide avec cette vision synthétique de la foi chrétienne, dans laquelle s'ordonnent harmonieusement tous les mystères de la foi.

            Mais nous regarderons surtout sa vision du monde, créature de Dieu, lieu de la révélation de la sainte Trinité et milieu de notre salut.

LE MONDE, CRÉATURE DE DIEU

            L'attitude de François vis-à-vis de la création est apparue d'emblée à ses contemporains comme l'un des caractères spécifiques du charisme franciscain; et cette appréciation ne sera jamais démentie dans les siècles postérieurs. C'est pourquoi les théologiens appartenant à la lignée franciscaine, et Bonaventure en premier lieu, vont développer une théologie de la création qui leur est propre, même si elle se formule à l'intérieur de la vision augustinienne de la création. Étienne Gilson, I'historien de la pensée médiévale, a bien vu ce caractère original lorsqu'il écrit :

  «Si l'on cherche à formuler le rapport du monde à Dieu dans la langue de Platon, il faut recourir à des relations d'image à modèle. Telle est bien, en effet, la terminologie dont usait constamment Augustin et qu 'avaient reprise après lui les augustiniens du XIIIe siècle, dont le plus grand reste saint Bonaventure. Le monde sensible apparaît alors comme le miroir où passent les reflets de Dieu, un recueil d 'images pour une théologie illustrée. L'univers est d'ailleurs vraiment cela. La spiritualité chrétienne ne saurait consentir à se laisser dépouiller de cette “spéculation”  de Dieu dans le miroir de la nature, si merveilleusement pensée par saint Bonaventure, si divinement vécue par saint François d'Assise. »

(E. Gilson, «Le Thomisme», Paris 1942, 119).

  Au-delà de l'interprétation des premiers biographes, on peut donc parler d'une seconde lecture du charisme franciscain, faite cette fois-ci par les théologiens, très spécialement saint Bonaventure et Duns Scot qui ont organisé l'intuition première de leur Père, à l'intérieur de l'augustinisme médiéval.

 Essayons de dégager les points forts de cette pensée déjà très élaborée chez saint Bonaventure.                                         

La bienveillance originelle du Créateur

            La créature est une œuvre d’amour qui provient de la libéralité munificente de Dieu qui est toute bonté. Dieu le Père qui communique éternellement sa divinité dans la génération du Fils et la procession de l'Esprit est lui-même l'origine absolue de toutes les choses qu'il veut réaliser dans le même acte d'amour qui le porte vers les deux autres Personnes divines. Aussi tous les êtres créés doivent-ils se recevoir comme des dons gracieux. Et les créatures intelligentes, hommes et anges doivent recevoir les autres êtres comme des dons qui leur sont destinés pour accompagner leur pèlerinage de retour a Dieu.   

Cette vlsion de toutes les choses créées comme dons gratuits est l'un des fondements de la pauvreté franciscaine. François refusait de s'approprier pour soi seul ce qui appartient à tous. Au désir et à la possession qui accaparent les biens pour le bénéfice d'un seul, il substituait l'admiration qui laisse intact ce qu'elle atteint. Il avait une spiritualité de fils de Roi se réjouissant de la grandeur et des richesses de son Père: « Tous les biens rendons-les au Seigneur Dieu, qui seul est bon !».  Que l'on n'objecte pas que le fondement de la pauvreté franciscaine serait plutôt l'imitation du Christ pauvre, car c'est précisément cette attitude du Christ auquel tous les biens créés ont été donnés et qui fait retour de toute chose à son Père, que François a voulu imiter.  

La Création, comme Révélation de Dieu   

    Là encore ce n'est pas un thème original, mais traditionnel et biblique. Néanmoins il a été vécu par François d'Assise et intégré à la pensée franciscaine, comme nulle part ailleurs.   

 Le point de départ du raisonnement, c'est que toutes les créatures ont été faites pour l'homme. Sans doute Dieu a créé le monde pour sa propre gloire, mais la gloire d'un Dieu-Amour c'est la communication de son amour béatifiant à quelqu'un capable d'y participer par la connaissance et l'amour. C'est pourquoi la Trinité créatrice va signifier son existence et sa bonté par toutes sortes d'œuvres qui présenteront aux yeux des créatures spirituelles un univers significatif et sacramentel. Nous sommes invités à lire le mystère de l'amour de Dieu-Créateur dans la découverte de la beauté et de la bonté créées. Notre tâche ici-bas, notre sacerdoce, car il s'agit d'une médiation auprès de Dieu, c'est de prêter notre voix à l'univers matériel pour lui faire rendre hommage à Dieu. Adoration, louange et action de grâces sont des actes religieux qui s'imposent à l'homme comme un devoir. Mais il y a d'autres façons d'accomplir ce ministère: appliquer son intelligence à comprendre, c'est-à-dire à saisir quelque chose de la sagesse inscrite en tout être, ou agir en ce monde pour le faire participer davantage au service des hommes, c'est encore rendre gloire au Créateur.

            Saint Bonaventure a longuement et fréquemment développé ce thème et l'a souvent présenté sous une forme imagée, parabolique. Et c'est la comparaison des «Livres de la Révélation» que l'on peut ainsi résumer:

Les trois Livres de la Révélation divine

         Le monde des créatures est une parole divine, exprimée de multiples façons dont l'ensemble constitue un Livre que Dieu-Créateur a confié à l'homme pour qu'il puisse le lire et ainsi connaître, admirer et aimer la Trinité créatrice. La parole qui y est exprimée n'est autre que la Parole éternelle, le Verbe en qui le Père a tout conçu et tout prédisposé. L'homme contemplatif dont les yeux ne sont pas aveuglés par le péché devrait pouvoir lire cette Parole qui lui est adressée, c'est-à-dire contempler dès ici-bas quelques-unes des idées divines exprimées éternellement dans le Verbe. Mais le péché a défiguré ce monde et surtout aveuglé l'homme pécheur désormais incapable de décrypter la signification ultime de ce livre créé.

             Une autre expression de la Parole lui devient nécessaire c'est la sainte Écriture qui va tout à la fois parler de Dieu et de son dessein, mais aussi refléter les créatures selon leurs vraies dimensions et leur vraie signification. On comprend ainsi pourquoi la sainte Écriture, en tant que Parole de Dieu exprimée à l'homme      nous parle partout du Christ qui par son incarnation est lui aussi une Parole de Dieu exprimée dans ce monde. En fait l'Ecriture donnée d'abord au Peuple d'Israël n'a pas été comprise en profondeur, puisque lorsque la Parole s'est faite chair, les Israélites ne l'ont pas reconnue.  

     Ces deux Livres créés, le monde et l'Ecriture, nous renvoient au premier Livre, le Verbe incréé. Un Livre écrit «au-dedans et  au-dehors» selon la parole du prophète Ezéchiel (2,9) parce qu'en lui le Père s'exprime éternellement, et que dans le cours du temps le Verbe fait chair a manifesté aux créatures les paroles du Père.  En cela il est le parfait Révélateur du Père (cf. Heb. 1,2). 

«Parce que dans le Christ se trouvent réunies la Sagesse éternelle et son œuvre, en une seule personne, il est appelé le Livre écrit au-dedans et au-dehors pour le Salut du monde..» (Saint  Bonaventure, Breviloq. II, 11,2).

                                           

La Création comme lieu du Salut  

       Le Dessein de Dieu concerne l'humanité et l'on peut se poser la question de savoir pourquoi tout ce déploiement de puissance et de beauté dans l'univers. Pour saint Bonaventure la Bonté divine s'est communiquée en plénitude, et la multitude des êtres n'est là que pour témoigner de la puissance infinie du Créateur et pour refléter à l'infini sa grandeur et sa beauté. Mais ce sont les créatures douées de raison qui seules peuvent lire et admirer les œuvres innombrables de Dieu et découvrir la sagesse qui s'y révèle. En  prêtant sa voix à l'univers matériel, l'homme, chantre de la création, reconnaît que ces choses ont été faites pour lui. Elles sont le décor et l'environnement de son itinéraire de retour au Créateur et jalonnent l'accomplissement de son élévation. 

            Déjà Thomas de Celano disait de saint François qu'il se réjouissait des œuvres sorties de la main du Créateur et « qu 'il remontait jusqu'à celui qui en est la cause, le principe et la vie de l'univers..., se servant de tout l'univers comme d’une échelle pour se hausser jusqu'au trône de Dieu..» (Celano, vita 2, n° 165).        

    La théologie et la spiritualité franciscaines ont hérité de cette conception, c'est pourquoi la contemplation de l'univers, l'admi ration portée à toute créature, la bienveillance pour tout homme quelles que soient sa condition, son histoire, voire sa déchéance morale constituent un élément indispensable du retour à Dieu.
       Pour saint Bonaventure cette contemplation ne s'arrête pas à l'aspect extérieur des êtres, mais pénètre jusqu'à leur statut ontologique, c'est-à-dire à leur consistance fondamentale qui les fait exister tels qu'ils sont. L'unité, la vérité et la bonté de chaque créature renvoient à l'Un, au Vrai et au Bien incréés, c'est-à-dire à la Trinité créatrice qui communique à chaque être et en continuité, la triple influence sans laquelle il ne saurait subsister et retournerait aussitôt au néant. La créature n'a pas de consistance propre mais n'existe que parce que Dieu la maintient dans l'être. Elle est fragile et caduque. Mais cela ne conduit pas le docteur franciscain au pessimisme vis-à-vis du créé. Car la chance de la créature, c'est précisément qu'elle n'existe que par l'amour que Dieu lui porte, par la bienveillance continuelle qui la fait participer aux dons de Dieu. C'est là sa pauvreté et sa richesse; son humilité et sa noblesse, c'est là son espérance.
    Ainsi les créatures sont comme un sacrement de l'influence divine qui atteint tous les êtres, et surtout qui atteint l'homme pour le conduire jusqu'à la communion avec les Personnes divines.

          Bien sûr, ce sacramentalisme n'est discernable qu'après l'inauguration de la nouvelle création que constitue la Résurrection du Christ, et à laquelle participent déjà, prophétiquement, les vrais spirituels comme François d'Assise. Il pouvait se dire frère de toute créature parce qu'il percevait la commune origine des choses, qui est l'amour de Dieu, et qu'il discernait déjà leur commune destinée qui est la participation à la joie éternelle du Christ.

Les deux dimensions de la contemplation

            Une telle lecture du monde-créature de Dieu ne peut être faite que par les vrais spirituels. Pourtant elle n'est pas réservée au petit nombre. Chaque baptisé devrait en être capable. Bonaventure pense que chacun doit accéder à la vie contemplative. C'est une activité de connaissance qui est tout à la fois méditation intellectuelle, admiration sensible, mais aussi et surtout ouverture à l'illumination intérieure de la grâce qui procure la sagesse de foi (= le don de Sagesse).                 

            Lorsque l'intelligence humaine se porte sur les créatures pour y découvrir la révélation de Dieu dans le miroir de la création, il appelle la contemplation «spéculation». Lorsque la lumière divine inonde l'intelligence et béatifie le cœur, il s'agit alors de la «sursumactio» (l'action élevante).                                              

      Pour l'homme ici-bas, la contemplation commence par la méditation qui s'applique à regarder le monde créé avec admiration,  pour y découvrir la révélation de Dieu.
    Bonaventure, dans sa vie comme dans son œuvre a donné divers témoignages de cette contemplation. L'exemple le plus classique en est son «Itinéraire de l'âme en Dieu», livre séduisant, mais assez difficile ; méditation qui part des créatures contemplées jusque dans leur essence, et de l'âme humaine considérée dans ses facultés, pour s'élever jusqu'au Mystère de la Sainte Trinité. On y trouve, entre autres perles, ce très beau texte :

 « Celui que tant de splendeurs créées n 'illumine pas est un aveugle. Celui que tant de cris ne réveille pas est un sourd. Celui que toutes ces œuvres ne poussent pas à louer Dieu est un muet. Celui que tant de signes ne force pas à reconnaître le Premier Principe est un sot. Ouvre les yeux, prête l 'oreille de ton âme, délie tes lèvres, applique ton cœur; toutes les créatures te feront voir, entendre, louer, aimer, servir, glorifier et adorer Dieu. . . »

(Itin., c. 1, n. 15, trad. H. Duméry, 43).                                                                                                                                        

De plus, comme chez François, Bonaventure pratique une prière éminemment christologique, car les créatures lui parlent surtout du Christ et de ses mystères.

Le Christ, au centre de la Création et de l'Histoire du Salut

       L'affirmation principale de la théologie bonaventurienne sur le Christ, c'est que le Seigneur Jésus comme Verbe incarné, tient le centre de toutes choses, de même que le Verbe éternel est au centre de la Trinité divine. Il est au centre de l'univers créé et au centre de l'œuvre rédemptrice. A la fois Centre et Médiateur, il relie la création à Dieu-Trinité et reconduit au Père, Origine absolue, les êtres que le Père a voulus et créés dans son amour. Pour l'homme pécheur, Jésus-Christ est le Médiateur nécessaire du retour à Dieu et du don de la vie nouvelle.                        

            Il est aussi, ici-bas, le Médiateur de toute connaissance, et donc de la connaissance contemplative : parfaite image du Père au sein de la Trinité, parfaite image de Dieu selon le dessein créateur révélé dans la Bible, le Christ est le fondement de la doctrine exemplariste, cette théorie, développée par Augustin, selon laquelle l'ensemble de l'univers créé et chaque créature, dans son être comme dans son action, ne sont compréhensibles que dans leur relation à la Trinité créatrice.

            Cette conception du monde, de la connaissance et du Salut, conduit à un grand respect pour l'œuvre créée qui reflète, pour qui sait lire, la grandeur, la beauté et l'amour du Père, du Fils et du Saint-Esprit, et qui nous reconduit à eux par l'œuvre historique du Christ.                                                 

Cette vision du monde est-elle trop optimiste ?

    Ceux qui parmi vous ont connu ou connaissent présentement la souffrance, le mal, les échecs, les catastrophes, peuvent se dire qu'une telle vision du monde ne coïncide pas avec leur expérience. Où se situent le mal, le péché, la souffrance, la croix, dans une telle vision?

       Il faut d'abord rappeler que Bonaventure a été un homme très réaliste. Il a assumé de nombreuses responsabilités, dans l'université, dans son Ordre, dans l'Eglise. Il a été un meneur d'hommes, un organisateur, un législateur, un chef, et il ne pouvait donc pas ignorer les aspects négatifs de la réalité créée. Il a connu le mal, la souffrance, le péché, les échecs. Il eut plusieurs fois l'occasion de décrire, sans complaisance, la situation de l'Eglise de son temps. Comme ministre général, il eut à connaître et à déplorer les déficiences de l'Ordre franciscain, les abus et les déviations dans la mise en œuvre de l'idéal de François d'Assise par la multitude des frères. Il a connu aussi les échecs de l'Eglise de son temps: par exemple lors des deux croisades désastreuses entreprises par le roi Louis de France.

        Mais cela ne modifie pas sa lecture chrétienne du monde. Car il l'a faite en tant que baptisé s'adressant à des baptisés, c'est-à dire à des hommes et des femmes déjà marqués par la Résurrection du Christ. Il a fait dans sa vie, dans sa méditation et dans son œuvre une large place à la Passion de Jésus qu'il contemple avec grande affection et compassion, y voyant la preuve suprême de l'amour de Dieu et du Christ pour les hommes, et le passage obligé vers la vie nouvelle.
       Mais désormais, depuis la Résurrection du Christ, le monde créé est tendu vers son avenir: la création nouvelle. Le contem platif voit dans le monde d'aujourd'hui les promesses du monde à venir. Ainsi, Bonaventure disait de François:

  «Il semblait un homme de l'autre monde, lui qui avait l’âme et le visage sans cesse tournés vers le ciel et lui qui tendait sans cesse à élever tous les cœurs plus haut que la terre. . . » (Leg. Maj ., 4,5). 

            Bonaventure rejoignait ainsi l'enseignement de saint Paul, dans l'épître aux Romains, qui invite les baptisés à mener une vie nouvelle avec le Christ Ressuscité.

 Luc MATHIEU, ofm

(édité dans “Sources Vives”, n°10 : “Visages Franciscains”, pp.53-66.)

SAINT BONAVENTURE ET LA LECTURE DU MONDE Bonaventure2S2.jpg

COMME IMAGE DE DIEU

 Dans cette suite de méditations sur François d 'Assise et sa spiritualité, émerge la figure de saint Bonaventure, considéré comme le deuxième fondateur de l’ Ordre Franciscain, le théologien le plus représentatif de la pensée franciscaine et l 'un des plus grands mystiques du Xllle siècle.Il semble un peu oublié des chrétiens contemporains, et pourtant, les Parisiens surtout, devraient conserver pieusement son souvenir, car il illustra la ville de Paris par sa présence, par son savoir et son enseignement universitaire, par sa prédication, par ses fonctions ecclésiales, par sa prière et sa contemplation mystique... Cela se passait exactement durant le règne du Roi Louis IX, saint Louis dont il fut l 'ami. C'est d ailleurs à sa demande que le Pape Grégoire X ouvrit le procès de canonisation du Roi.

                                   L'HOMME ET LE SAINT                                    

            Saint Bonaventure résida à Paris depuis son entrée à l'Université (vers 1236), à l'âge de 17 ans, jusqu'à sa mort en 1274. En fait il mourut à Lyon durant le Concile œcuménique où comme Cardinal d'Albano il joua un grand rôle. Les Lyonnais lui ont construit une très belle église gothique, au centre de leur ville et célèbrent chaque année sa fête.

            Bonaventure était un surnom, il s'appelait Jean Fidenza et venait d'une petite cité italienne de la province de Viterbe : Bagnoreggio. Son père médecin l'avait envoyé étudier à l'université de Paris, encore récente, mais déjà fameuse dans toute la chrétienté.

            Lorsqu'il arrive à Paris en 1236, l'université vient d'être le théâtre d'un événement insolite : le maître le plus célèbre de la faculté de théologie, âgé de 55 ans, au faîte des honneurs et de la richesse, vient de tout abandonner pour entrer chez les Frères Mineurs, disciples du Petit Pauvre d'Assise. Il s'agit de l'Anglais Alexandre de Halès. Il abandonne richesses et honneurs, mais il conserve sa chaire d'enseignement qu'il transporte au cloître des Mineurs, ouvrant à ses frères les chaires de l'Université. 

Ayant conquis la maîtrise es arts, le jeune Bonaventure impressionné par la conversion d'Alexandre de Halès, entre à son tour  chez les Frères Mineurs. Il a environ 22 ans, c'est l'année de la construction de la Sainte Chapelle. Il entre aussi en théologie, avec des maîtres éminents comme Alexandre de Halès et Eudes Rigaud, ami du roi qui sera archevêque de Rouen. Un autre Italien du même âge suit les mêmes études de théologie, mais au cloître des Prêcheurs : I'Italien Thomas d'Aquin. A l'issue de ses études,  Bonaventure devient maître-régent, enseigne à son tour, avec grand succès, et commence une importante production littéraire : ses  cours, ses conférences, des commentaires bibliques, des traités de spiritualité, en y ajoutant les œuvres destinées à l'Ordre franciscain et quelques opuscules de théologie mystique, des lettres et des poèmes...,  ses œuvres complètes remplissent dix gros in-folio en édition moderne.

LE MINISTRE GÉNÉRAL

             En 1257, âgé de 36 ans, il est choisi par ses frères et par le Pape Alexandre IV comme ministre général de l'Ordre franciscain, septième successeur de François d'Assise. La tâche est redoutable !  L'Ordre, fondé en 1209 compte alors 35.000 frères ! Depuis la  mort de François, c'est un accroissement annuel d'environ 500 religieux, désormais présents dans toute l'Europe et dans le Proche-Orient.

             Un pareil accroissement, une pareille expansion posaient d'énormes problèmes à l'Ordre, à l'Eglise, aux évêques..En tout cas, le style de la fraternité primitive des pénitents d'Assise est bien loin. Il a fallu organiser, ajouter à la Règle de François des Constitutions qui réglementent le fonctionnement d'un grand ordre présent dans toute la chrétienté, et récemment lancé sur les routes de l'Orient, pour l'évangélisation du monde musulman et des Mongols.

            Au lieu des petites cabanes de la plaine d'Assise ou des ermitages des Apennins, on construit partout de grands couvents : le roi Louis IX donne des subsides pour construire le grand couvent du quartier latin, sur des terrains de l'abbaye Saint-Germain-des prés, à l'emplacement de l'Ecole de Médecine. Les villes de France s'ornent de ces grands couvents du XIII' siècle dont quelques uns subsistent jusqu'à nos jours. Les papes font de plus en plus souvent appel aux nouveaux ordres religieux, Mineurs et Prêcheurs pour les missions de prédication et d'évangélisation, mais en contre partie exigent que soient donnée à leurs frères une solide formation théologique. Bonaventure, maître de l'université, fait du grand couvent de Paris le modèle des couvents d'études de l'Ordre.

            Sa responsabilité de ministre général l'oblige à quitter souvent la ville de Paris pour aller visiter ses frères, présider des chapitres provinciaux et généraux, répondre aux appels des papes, à Rome ou à Viterbe. Il est auprès d'eux un conseiller très écouté. On le trouve dans les principales villes de France : Toulouse, Marseille, Lyon, Narbonne, Rouen ; en Italie : à Naples, Assise ou Florence ; en Espagne, à Barcelone ; en Flandres, en Allemagne, en Angleterre où le Pape Clément IV lui confie une mission délicate.

            Au retour de cette mission, Clément IV le nomme archevêque d'York, mais Bonaventure décline cet honneur. Il est alors trop engagé dans la lutte entre les maîtres séculiers et les réguliers pour abandonner la charge de ministre général. Il revient donc à Paris. Quand il se trouve dans la capitale, il prêche souvent dans les paroisses de la ville, dans les assemblées de l'université, dans les églises des couvents parisiens des divers ordres religieux. Nous possédons encore une trentaine de sermons prêchés à la Cour, devant le roi, la reine-mère.  ll prêche aussi dans le monastère de Longchamp dont l'abbesse est la propre sœur du roi, la bienheureuse Isabelle de France.

UN SAINT ET UN APÔTRE

Le succès de sa prédication n'est pas dû à la position qu'il occupe, à la tête de l'Ordre Franciscain, mais on reconnaît unanimement ses qualités, sa bonté, son humilité, la profondeur de sa doctrine spirituelle et la chaleur de son affection pour le Christ, pour l'Eglise, pour saint François d'Assise. Sa prière est impressionnante : tout le monde reconnaît en lui un grand spirituel, un contemplatif et un mystique.

          La réussite de ce chrétien, c'est d'avoir su réaliser un très rare équilibre entre la vie contemplative du religieux, la recherche et  I'enseignement du théologien, I'activité débordante du responsable d'un grand ordre, I'humilité dans la fréquentation des plus petits de ses frères et dans l'estime des grands de ce monde.

             Lorsque les envoyés du pape Grégoire X vinrent lui apprendre sa nomination comme évêque d'Albano et lui apporter le chapeau de cardinal, il était en train de laver la vaisselle et il pria très simplement les dignes ecclésiastiques d'attendre qu'il ait achevé son office. Le Pape Grégoire X l'associa à la préparation du 2e Concile œcuménique de Lyon, dans lequel il joua un certain rôle et à l'issue duquel il mourut, assisté par le Pape. Le chroniqueur officiel du Concile écrivit :

                       «Le Dimanche 15 juillet 1274, à une heure matinale mourut frère Bonaventure, d 'illustre mémoire, évêque d 'Albano, homme éminent par sa science et son éloquence, illustre par la sainteté de sa vie, la chaleur de ses affections et l 'excellence de sa conduite. Homme bon, pieux, miséricordieux, plein de vertus, aimé de Dieu et des hommes..Le Seigneur lui avait accordé cette grâce que quiconque le voyait, se sentait aussitôt pris pour lui de la plus cordiale amitié. »                                                              

LE THÉOLOGIEN ET LE SPIRITUEL                                               

 Quoique très différent du Poverello d'Assise, Bonaventure lui vouait un culte affectueux. Il s'est efforcé durant toute sa vie de comprendre François et de proposer le message spirituel d'Assise à tous les frères d'abord, et à tous ceux qui ont suivi son enseignement et sa prédication. L'historien de la philosophie médiévale, Etienne Gilson disait plaisamment qu'en lisant saint Bonaventure, on avait l'impression d'un saint François qui s'oublierait à philosopher.

       Trois grands thèmes chrétiens vont permettre à Bonaventure d'organiser sa théologie dans une vaste et séduisante synthèse :                      

La théologie trinitaire, le christocentrisme, c'est-à dire la place centrale du Christ dans la spiritualité chrétienne, et la vision ou la lecture chrétienne du monde, comme reflet expressif de la Trinité créatrice.

            La spiritualité de Bonaventure coïncide avec cette vision synthétique de la foi chrétienne, dans laquelle s'ordonnent harmonieusement tous les mystères de la foi.

            Mais nous regarderons surtout sa vision du monde, créature de Dieu, lieu de la révélation de la sainte Trinité et milieu de notre salut.

LE MONDE, CRÉATURE DE DIEU

            L'attitude de François vis-à-vis de la création est apparue d'emblée à ses contemporains comme l'un des caractères spécifiques du charisme franciscain; et cette appréciation ne sera jamais démentie dans les siècles postérieurs. C'est pourquoi les théologiens appartenant à la lignée franciscaine, et Bonaventure en premier lieu, vont développer une théologie de la création qui leur est propre, même si elle se formule à l'intérieur de la vision augustinienne de la création. Étienne Gilson, I'historien de la pensée médiévale, a bien vu ce caractère original lorsqu'il écrit :

  «Si l'on cherche à formuler le rapport du monde à Dieu dans la langue de Platon, il faut recourir à des relations d'image à modèle. Telle est bien, en effet, la terminologie dont usait constamment Augustin et qu 'avaient reprise après lui les augustiniens du XIIIe siècle, dont le plus grand reste saint Bonaventure. Le monde sensible apparaît alors comme le miroir où passent les reflets de Dieu, un recueil d 'images pour une théologie illustrée. L'univers est d'ailleurs vraiment cela. La spiritualité chrétienne ne saurait consentir à se laisser dépouiller de cette “spéculation”  de Dieu dans le miroir de la nature, si merveilleusement pensée par saint Bonaventure, si divinement vécue par saint François d'Assise. »

(E. Gilson, «Le Thomisme», Paris 1942, 119).

  Au-delà de l'interprétation des premiers biographes, on peut donc parler d'une seconde lecture du charisme franciscain, faite cette fois-ci par les théologiens, très spécialement saint Bonaventure et Duns Scot qui ont organisé l'intuition première de leur Père, à l'intérieur de l'augustinisme médiéval.

 Essayons de dégager les points forts de cette pensée déjà très élaborée chez saint Bonaventure.                                         

La bienveillance originelle du Créateur

            La créature est une œuvre d’amour qui provient de la libéralité munificente de Dieu qui est toute bonté. Dieu le Père qui communique éternellement sa divinité dans la génération du Fils et la procession de l'Esprit est lui-même l'origine absolue de toutes les choses qu'il veut réaliser dans le même acte d'amour qui le porte vers les deux autres Personnes divines. Aussi tous les êtres créés doivent-ils se recevoir comme des dons gracieux. Et les créatures intelligentes, hommes et anges doivent recevoir les autres êtres comme des dons qui leur sont destinés pour accompagner leur pèlerinage de retour a Dieu.   

Cette vlsion de toutes les choses créées comme dons gratuits est l'un des fondements de la pauvreté franciscaine. François refusait de s'approprier pour soi seul ce qui appartient à tous. Au désir et à la possession qui accaparent les biens pour le bénéfice d'un seul, il substituait l'admiration qui laisse intact ce qu'elle atteint. Il avait une spiritualité de fils de Roi se réjouissant de la grandeur et des richesses de son Père: « Tous les biens rendons-les au Seigneur Dieu, qui seul est bon !».  Que l'on n'objecte pas que le fondement de la pauvreté franciscaine serait plutôt l'imitation du Christ pauvre, car c'est précisément cette attitude du Christ auquel tous les biens créés ont été donnés et qui fait retour de toute chose à son Père, que François a voulu imiter.  

La Création, comme Révélation de Dieu   

    Là encore ce n'est pas un thème original, mais traditionnel et biblique. Néanmoins il a été vécu par François d'Assise et intégré à la pensée franciscaine, comme nulle part ailleurs.   

 Le point de départ du raisonnement, c'est que toutes les créatures ont été faites pour l'homme. Sans doute Dieu a créé le monde pour sa propre gloire, mais la gloire d'un Dieu-Amour c'est la communication de son amour béatifiant à quelqu'un capable d'y participer par la connaissance et l'amour. C'est pourquoi la Trinité créatrice va signifier son existence et sa bonté par toutes sortes d'œuvres qui présenteront aux yeux des créatures spirituelles un univers significatif et sacramentel. Nous sommes invités à lire le mystère de l'amour de Dieu-Créateur dans la découverte de la beauté et de la bonté créées. Notre tâche ici-bas, notre sacerdoce, car il s'agit d'une médiation auprès de Dieu, c'est de prêter notre voix à l'univers matériel pour lui faire rendre hommage à Dieu. Adoration, louange et action de grâces sont des actes religieux qui s'imposent à l'homme comme un devoir. Mais il y a d'autres façons d'accomplir ce ministère: appliquer son intelligence à comprendre, c'est-à-dire à saisir quelque chose de la sagesse inscrite en tout être, ou agir en ce monde pour le faire participer davantage au service des hommes, c'est encore rendre gloire au Créateur.

            Saint Bonaventure a longuement et fréquemment développé ce thème et l'a souvent présenté sous une forme imagée, parabolique. Et c'est la comparaison des «Livres de la Révélation» que l'on peut ainsi résumer:

Les trois Livres de la Révélation divine

         Le monde des créatures est une parole divine, exprimée de multiples façons dont l'ensemble constitue un Livre que Dieu-Créateur a confié à l'homme pour qu'il puisse le lire et ainsi connaître, admirer et aimer la Trinité créatrice. La parole qui y est exprimée n'est autre que la Parole éternelle, le Verbe en qui le Père a tout conçu et tout prédisposé. L'homme contemplatif dont les yeux ne sont pas aveuglés par le péché devrait pouvoir lire cette Parole qui lui est adressée, c'est-à-dire contempler dès ici-bas quelques-unes des idées divines exprimées éternellement dans le Verbe. Mais le péché a défiguré ce monde et surtout aveuglé l'homme pécheur désormais incapable de décrypter la signification ultime de ce livre créé.

             Une autre expression de la Parole lui devient nécessaire c'est la sainte Écriture qui va tout à la fois parler de Dieu et de son dessein, mais aussi refléter les créatures selon leurs vraies dimensions et leur vraie signification. On comprend ainsi pourquoi la sainte Écriture, en tant que Parole de Dieu exprimée à l'homme      nous parle partout du Christ qui par son incarnation est lui aussi une Parole de Dieu exprimée dans ce monde. En fait l'Ecriture donnée d'abord au Peuple d'Israël n'a pas été comprise en profondeur, puisque lorsque la Parole s'est faite chair, les Israélites ne l'ont pas reconnue.  

     Ces deux Livres créés, le monde et l'Ecriture, nous renvoient au premier Livre, le Verbe incréé. Un Livre écrit «au-dedans et  au-dehors» selon la parole du prophète Ezéchiel (2,9) parce qu'en lui le Père s'exprime éternellement, et que dans le cours du temps le Verbe fait chair a manifesté aux créatures les paroles du Père.  En cela il est le parfait Révélateur du Père (cf. Heb. 1,2). 

«Parce que dans le Christ se trouvent réunies la Sagesse éternelle et son œuvre, en une seule personne, il est appelé le Livre écrit au-dedans et au-dehors pour le Salut du monde..» (Saint  Bonaventure, Breviloq. II, 11,2).

                                           

La Création comme lieu du Salut  

       Le Dessein de Dieu concerne l'humanité et l'on peut se poser la question de savoir pourquoi tout ce déploiement de puissance et de beauté dans l'univers. Pour saint Bonaventure la Bonté divine s'est communiquée en plénitude, et la multitude des êtres n'est là que pour témoigner de la puissance infinie du Créateur et pour refléter à l'infini sa grandeur et sa beauté. Mais ce sont les créatures douées de raison qui seules peuvent lire et admirer les œuvres innombrables de Dieu et découvrir la sagesse qui s'y révèle. En  prêtant sa voix à l'univers matériel, l'homme, chantre de la création, reconnaît que ces choses ont été faites pour lui. Elles sont le décor et l'environnement de son itinéraire de retour au Créateur et jalonnent l'accomplissement de son élévation. 

            Déjà Thomas de Celano disait de saint François qu'il se réjouissait des œuvres sorties de la main du Créateur et « qu 'il remontait jusqu'à celui qui en est la cause, le principe et la vie de l'univers..., se servant de tout l'univers comme d’une échelle pour se hausser jusqu'au trône de Dieu..» (Celano, vita 2, n° 165).        

    La théologie et la spiritualité franciscaines ont hérité de cette conception, c'est pourquoi la contemplation de l'univers, l'admi ration portée à toute créature, la bienveillance pour tout homme quelles que soient sa condition, son histoire, voire sa déchéance morale constituent un élément indispensable du retour à Dieu.
       Pour saint Bonaventure cette contemplation ne s'arrête pas à l'aspect extérieur des êtres, mais pénètre jusqu'à leur statut ontologique, c'est-à-dire à leur consistance fondamentale qui les fait exister tels qu'ils sont. L'unité, la vérité et la bonté de chaque créature renvoient à l'Un, au Vrai et au Bien incréés, c'est-à-dire à la Trinité créatrice qui communique à chaque être et en continuité, la triple influence sans laquelle il ne saurait subsister et retournerait aussitôt au néant. La créature n'a pas de consistance propre mais n'existe que parce que Dieu la maintient dans l'être. Elle est fragile et caduque. Mais cela ne conduit pas le docteur franciscain au pessimisme vis-à-vis du créé. Car la chance de la créature, c'est précisément qu'elle n'existe que par l'amour que Dieu lui porte, par la bienveillance continuelle qui la fait participer aux dons de Dieu. C'est là sa pauvreté et sa richesse; son humilité et sa noblesse, c'est là son espérance.
    Ainsi les créatures sont comme un sacrement de l'influence divine qui atteint tous les êtres, et surtout qui atteint l'homme pour le conduire jusqu'à la communion avec les Personnes divines.

          Bien sûr, ce sacramentalisme n'est discernable qu'après l'inauguration de la nouvelle création que constitue la Résurrection du Christ, et à laquelle participent déjà, prophétiquement, les vrais spirituels comme François d'Assise. Il pouvait se dire frère de toute créature parce qu'il percevait la commune origine des choses, qui est l'amour de Dieu, et qu'il discernait déjà leur commune destinée qui est la participation à la joie éternelle du Christ.

Les deux dimensions de la contemplation

            Une telle lecture du monde-créature de Dieu ne peut être faite que par les vrais spirituels. Pourtant elle n'est pas réservée au petit nombre. Chaque baptisé devrait en être capable. Bonaventure pense que chacun doit accéder à la vie contemplative. C'est une activité de connaissance qui est tout à la fois méditation intellectuelle, admiration sensible, mais aussi et surtout ouverture à l'illumination intérieure de la grâce qui procure la sagesse de foi (= le don de Sagesse).                 

            Lorsque l'intelligence humaine se porte sur les créatures pour y découvrir la révélation de Dieu dans le miroir de la création, il appelle la contemplation «spéculation». Lorsque la lumière divine inonde l'intelligence et béatifie le cœur, il s'agit alors de la «sursumactio» (l'action élevante).                                              

      Pour l'homme ici-bas, la contemplation commence par la méditation qui s'applique à regarder le monde créé avec admiration,  pour y découvrir la révélation de Dieu.
    Bonaventure, dans sa vie comme dans son œuvre a donné divers témoignages de cette contemplation. L'exemple le plus classique en est son «Itinéraire de l'âme en Dieu», livre séduisant, mais assez difficile ; méditation qui part des créatures contemplées jusque dans leur essence, et de l'âme humaine considérée dans ses facultés, pour s'élever jusqu'au Mystère de la Sainte Trinité. On y trouve, entre autres perles, ce très beau texte :

 « Celui que tant de splendeurs créées n 'illumine pas est un aveugle. Celui que tant de cris ne réveille pas est un sourd. Celui que toutes ces œuvres ne poussent pas à louer Dieu est un muet. Celui que tant de signes ne force pas à reconnaître le Premier Principe est un sot. Ouvre les yeux, prête l 'oreille de ton âme, délie tes lèvres, applique ton cœur; toutes les créatures te feront voir, entendre, louer, aimer, servir, glorifier et adorer Dieu. . . »

(Itin., c. 1, n. 15, trad. H. Duméry, 43).                                                                                                                                        

De plus, comme chez François, Bonaventure pratique une prière éminemment christologique, car les créatures lui parlent surtout du Christ et de ses mystères.

Le Christ, au centre de la Création et de l'Histoire du Salut

       L'affirmation principale de la théologie bonaventurienne sur le Christ, c'est que le Seigneur Jésus comme Verbe incarné, tient le centre de toutes choses, de même que le Verbe éternel est au centre de la Trinité divine. Il est au centre de l'univers créé et au centre de l'œuvre rédemptrice. A la fois Centre et Médiateur, il relie la création à Dieu-Trinité et reconduit au Père, Origine absolue, les êtres que le Père a voulus et créés dans son amour. Pour l'homme pécheur, Jésus-Christ est le Médiateur nécessaire du retour à Dieu et du don de la vie nouvelle.                        

            Il est aussi, ici-bas, le Médiateur de toute connaissance, et donc de la connaissance contemplative : parfaite image du Père au sein de la Trinité, parfaite image de Dieu selon le dessein créateur révélé dans la Bible, le Christ est le fondement de la doctrine exemplariste, cette théorie, développée par Augustin, selon laquelle l'ensemble de l'univers créé et chaque créature, dans son être comme dans son action, ne sont compréhensibles que dans leur relation à la Trinité créatrice.

            Cette conception du monde, de la connaissance et du Salut, conduit à un grand respect pour l'œuvre créée qui reflète, pour qui sait lire, la grandeur, la beauté et l'amour du Père, du Fils et du Saint-Esprit, et qui nous reconduit à eux par l'œuvre historique du Christ.                                                 

Cette vision du monde est-elle trop optimiste ?

    Ceux qui parmi vous ont connu ou connaissent présentement la souffrance, le mal, les échecs, les catastrophes, peuvent se dire qu'une telle vision du monde ne coïncide pas avec leur expérience. Où se situent le mal, le péché, la souffrance, la croix, dans une telle vision?

       Il faut d'abord rappeler que Bonaventure a été un homme très réaliste. Il a assumé de nombreuses responsabilités, dans l'université, dans son Ordre, dans l'Eglise. Il a été un meneur d'hommes, un organisateur, un législateur, un chef, et il ne pouvait donc pas ignorer les aspects négatifs de la réalité créée. Il a connu le mal, la souffrance, le péché, les échecs. Il eut plusieurs fois l'occasion de décrire, sans complaisance, la situation de l'Eglise de son temps. Comme ministre général, il eut à connaître et à déplorer les déficiences de l'Ordre franciscain, les abus et les déviations dans la mise en œuvre de l'idéal de François d'Assise par la multitude des frères. Il a connu aussi les échecs de l'Eglise de son temps: par exemple lors des deux croisades désastreuses entreprises par le roi Louis de France.

        Mais cela ne modifie pas sa lecture chrétienne du monde. Car il l'a faite en tant que baptisé s'adressant à des baptisés, c'est-à dire à des hommes et des femmes déjà marqués par la Résurrection du Christ. Il a fait dans sa vie, dans sa méditation et dans son œuvre une large place à la Passion de Jésus qu'il contemple avec grande affection et compassion, y voyant la preuve suprême de l'amour de Dieu et du Christ pour les hommes, et le passage obligé vers la vie nouvelle.
       Mais désormais, depuis la Résurrection du Christ, le monde créé est tendu vers son avenir: la création nouvelle. Le contem platif voit dans le monde d'aujourd'hui les promesses du monde à venir. Ainsi, Bonaventure disait de François:

  «Il semblait un homme de l'autre monde, lui qui avait l’âme et le visage sans cesse tournés vers le ciel et lui qui tendait sans cesse à élever tous les cœurs plus haut que la terre. . . » (Leg. Maj ., 4,5). 

            Bonaventure rejoignait ainsi l'enseignement de saint Paul, dans l'épître aux Romains, qui invite les baptisés à mener une vie nouvelle avec le Christ Ressuscité.

 Luc MATHIEU, ofm

(édité dans “Sources Vives”, n°10 : “Visages Franciscains”, pp.53-66.)

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Date de création : 06/01/2015 * 16:25
Catégorie : Encyclopédie - Personnes-Saints
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